Dès les premières années du développement du vélocipède, les femmes étaient très présentes, et ce, aussi bien dans les domaines de la course et des loisirs que dans la vie courante. C’était le cas au bois de Boulogne : Nous sommes tous à même de voir chaque jour du côté de la porte Maillot un essaim de blondes — elles doivent être américaines — qui, ivres de sport, organisent des paris et joutent ensemble, avait écrit Charles Yriarte dans Le Monde illustré du 7 mars 1868. Mais la première course organisée de vélocipédiennes se tint à Bordeaux au 1er novembre 1868 ; elle devait se tenir le 13 septembre mais fut reportée en raison du mauvais temps. Mademoiselle Julie gagna devant plus de 3 000 spectateurs enthousiastes (voir ici la gravure du Monde Illustré du 21 novembre 1868, ou à la page « courses » dans le menu « histoire »). De nombreuses autres courses féminines suivirent : Lyon, Carpentras, Saint-Maixent, Le Havre, Amiens, Le Vésinet, Le Pré Catelan, etc. Mais, selon Keizo Kobayashi, « les courses féminines ne furent que des intermèdes entre celles des messieurs ». Les femmes couraient sous des pseudonymes. Une femme fut aussi classée à la première course de fonds, le Paris-Rouen le 7 novembre 1869, Miss America. Elle arriva à la 29e place à 6h20 en même temps que M. Turner (30 e) qui serait, selon Rémy Lamon, son époux. Son nom aurait été inspiré de celui des « Vélocipèdes Américains » vendus par Turner & Cie à Paris.
La femme à vélocipède est présente dans le domaine du tourisme. L’Événement Illustré du 23 avril 1868 cite un groupe de Britanniques, dont deux Anglaises en vélocipède tricycle, qui partent de l’Étoile vers Rouen. Mais c’est une femme en bicycle qui est représentée sur la couverture du périodique La Chanson Illustrée du 2 mai 1869. Le recto est consacré à la chanson « Les Vélocipèdes ».
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5758487v/f1.zoom.r=monocycle.langFR
Dans le premier récit de voyage à vélocipède connu, de Valence au château de Senaud à Albon (Drôme) soit 55 km le 19 mai 1868, l’auteur Augustin Argaud signale parmi les treize participants la présence d’une femme venue de Saint-Vallier, la première citée à bicycle après celle du bois de Boulogne. A Paris, plusieurs gymnases furent ouverts à cette époque, pour hommes et femmes. Hippolyte Triat, qui avait créé la gymnastique du plancher (au sol), devint par la suite un adepte du vélocipède et promut sa pratique pour les femmes : « Les murs de cette enceinte sont garnis de ressorts … et de vélocipèdes de deux ou à trois roues … Tous les matins, au bois de Boulogne, plusieurs de nos élégants et même de nos élégantes s’évertuent à qui mieux mieux su des vélocipèdes … » ( Le Messager de Paris, 1er octobre 1867). Il fut suivi par d’autres gymnasiarques, à Paris et en province.
Et les contemporains ont repris en fait pour la femme les arguments de leurs précurseurs du XIX e siècle, comme Triat ou Paz :

Enfin, dans la vie courante. Bien que le vélocipède fût à l’origine un domaine plutôt masculin, la femme n’en n’était pas exclue, en particulier à Paris. La famille Michaux en donne un témoignage dans ses souvenirs publiés en 1906 (p.13) : » Une des déesses du temps, Cora Pearl [NDLR : une des demi-mondaines les plus célèbres de Paris, le mot date du Second Empire], qui avait un réel penchant pour les excentricités, demanda à Henri Michaux de lui construire une machine semblable sur laquelle il lui apprendra à monter. Elle se fit perfectionner un costume de zouave, et, entraînant les élégants, ses contemporains, elle pédala avec un succès inouï. C’était le vélocipède lancé. Tout le monde en voulut, jusqu’au prince impérial que ce divertissement comblait de joie. »

Iconographie de femmes à vélocipède
Outre la course de Bordeaux du 1er novembre 1868, les représentations iconographiques de femmes en vélocipède ne sont pas rares. Un des premiers tableaux, et le plus remarquable, est un portrait de Blanche d’Antigny (1840-1874) debout, tenant ce véhicule à la main. Il est attribué à Henri de l’Étang.

Cette demi-mondaine fut un des personnages principaux de la vie parisienne sous le Second Empire : elle servit partiellement de modèle à Émile Zola pour l’héroïne de son roman Nana. Sa tombe au cimetière du Père-Lachaise, qui fut payé par le prince Serge Narichkine, est un des rares vestiges historiques existants en relation avec les débuts de la vélocipédie à Paris. Hélas, elle est en fort mauvais état, et ce serait tout à l’honneur d’un mécène ou de la Ville de Paris de contribuer à restaurer cette chapelle funéraire.

La vie de Blanche d’Antigny est développée sur le site des amis de Martizay, son village natal dans l’Indre :
http://amisduvieuxmartizay.pagesperso-orange.fr/fr_ac_blanche_antigny.html
Parallélement au vélocipède, la photographie s’est développée au cours de la décennie 1860. Une autre célébrité, Sarah Bernhardt, est représentée juchée sur un vélocipède sur ce nouveau support.

Les constructeurs ont aussi représenté des femmes en vélocipède : c’est le cas de la Compagnie Parisienne des Vélocipèdes qui espérait vendre des bicycles à cette clientèle.

Source : Archives Famille Olivier de Sandeval – Coll. Archives Départementales du Calvados
Droit de Copie © : Direction des Archives du Calvados
Émile Benassit illustre la couverture du Manuel de Vélocipède (1869) du Grand Jacques d’une femme roulant sur un vélocipède.

Droit de Copie © : Direction des Archives du Calvados
Si l’on exclut les « vélocipédiennes » de Bordeaux, Mademoiselle Julie et Miss America, les trois femmes citées ci-dessus sont des demi-mondaines. Leur position de courtisanes aisées leur permettaient une certaine liberté. La chute du Second Empire et l’arrivée de l' »Ordre moral » auraient-ils contribué au recul de la pratique du bicycle pour les femmes ? Un fait semble surprenant. Les candidates seront pourtant exclues de la course Paris-Brest et retour en 1891. Il faudra attendre 1895 pour voir en photo une femme enfourcher un cycle comme sur la couverture du catalogue de L’Hirondelle ou la photo du mariage de Marie et Pierre Curie : le couple avait reçu une paire de bicyclettes pour partir en voyage de noces (voir page Histoire / vélocipédie à Paris).

La première bicyclette pour dame
La première bicyclette fut conçue suite à une observation faite par une femme au consul d’Italie à Nantes, Émile Viarengo de Forville : alors qu’il roulait à vélocipède, une jeune fille lui fit remarquer qu’il lui serait difficile de monter sur un tel engin avec sa robe. Et le consul d’Italie imagina la première bicyclette, adaptée aux longues robes de femmes, brevetée et construite, ce qui est attesté par des photos, et ce dès 1871. Cette bicyclette n’eut, semble-t-il, pas de succès. Il fallut attendre les années 1880 pour voir se développer ce véhicule en Angleterre. Et c’est dans ce pays qu’aurait été vendue par Starley Brothers en 1889 la première bicyclette pour femme, comme l’attesterait cette réclame affirmant que le vendeur présente sept sortes de bicycles de sûreté dont quatre pour dames :

Femme, bicyclette et port du pantalon
Le vélocipède a entraîné un changement dans l’habillement surtout féminin. La tenue de vélocipédiste de Blanche d’Antigny devait être certainement considérée comme osée pour l’époque. Contrairement à Sarah Bernhardt, qui porte encore une robe sur les photos, Blanche d’Antigny met un pantalon bouffant, tout comme Cora Pearl d’après le témoignage cité ci-dessus, et chausse des bottes de cuir. Dans une célèbre gravure d’Alfred Darjou appelée « La Vélocipédomanie« , deux femmes sont représentées. L’une porte une robe et l’autre a aussi un pantalon et des bottes. L’auteur de la caricature a-t-il reproduit une tenue d’équitation ou reproduit la réalité ?
Avec le succès croissant de la bicyclette à la fin des années 1890, le port du pantalon s’imposa à Paris, comme en témoignent le tableau de Jean Béraud Le Chalet du Cycle (c. 1900, Musée Carnavalet, Paris)
http://carnavalet.paris.fr/fr/collections/le-chalet-du-cycle-au-bois-de-boulogne
ou le succès de la chanson Frou Frou (1897) :
La femme porte quelquefois
La culotte dans son ménage
Le fait est constaté je crois
Dans les liens du mariage
Mais quand elle va pédalant
En culotte comme un zouave
La chose me semble plus grave
Et je me dis en la voyant
En culotte me direz-vous
On est bien mieux à bicyclette
Mais moi je dis que sans Frou frou
Une femme n’est pas complète …
Des articles affirment sur la toile et dans la presse que deux circulaires de 1892 et 1909 autoriseraient le port féminin du pantalon « si la femme tient par la main un guidon de bicyclette ou les rênes d’un cheval ». Qu’en est-il réellement ? Remontons dans l’histoire récente.
Une dépêche AFP du 5 mars 2004 fait mention d’une lettre de Jean-Yves Hugon à Nicole Ameline écrite à l’occasion du bicentenaire de la naissance de George Sand « , laquelle avait dû se soumettre à cette autorisation pour porter le pantalon auprès de la Préfecture de l’Indre ». Le député suggère « de mettre en conformité notre droit avec une pratique incontestée et incontestable des femmes » et d’abroger la loi du 26 brumaire an IX de la République. Celle-ci indiquerait que toute femme désirant s’habiller en homme doit se présenter à la Préfecture de police pour en obtenir l’autorisation … « . Nicole Ameline, ministre chargée de l’égalité professionnelle et de la parité, avait répondu à M. Hugon « qu’il ne lui paraissait pas opportun de prendre l’initiative d’une telle mesure dont la portée serait purement symbolique » et de poursuivre : « pour adapter le droit à l’évolution des mœurs, la désuétude est parfois plus efficace que l’intervention », soulignait la ministre, ajoutant toutefois : « Néanmoins, vous avez toute latitude pour mettre en valeur la contribution de George Sand à cette évolution à l’occasion du bicentenaire de sa naissance »…
Un film consacré au vote des femmes en France et diffusé sur la Chaîne parlementaire le 28 décembre 2008 reprend le fait que les femmes ne pouvaient porter un pantalon jusqu’au XXe. En avril 2010, est déposée à l’Assemblée nationale une proposition de loi allant dans le même sens : la loi du 26 brumaire an IX est abrogée.
http://www.assemblee-nationale.fr/13/propositions/pion2467.asp
Et l’année suivante, suit une proposition de loi N°602 présentée au Sénat qui reprend cette phrase.
En ce qui concerne le texte de Brumaire, il s’agirait non pas d’une loi mais d’une ordonnance du préfet de Police de Paris, prise le 16 brumaire an IX (7 novembre 1800), et non le 26 Brumaire An IX. Mais cette ordonnance sera encore appliquée en 1930 : dans son ouvrage Une Histoire politique du pantalon (2010), Christine BARD raconte (p.272) que Violette Morris est condamnée par application de l’ordonnance de police devant la 3e Chambre du Tribunal civil ; le procès a commencé le 26 février 1930. La Chambre précise que c’est dans le département de la Seine
Mais ce texte a-t-il valeur de loi légal et national ? Selon l’arrêté du 12 messidor an VIII, dans son article 2, le préfet de Police de Paris est autorisé de publier lois et règlements. Cette faculté est essentielle à la publication de l’ordonnance du 16 brumaire an 9.
Faut-il en conclure que cette ordonnance a valeur de loi mais uniquement dans la Seine ?
Reste le problème des deux circulaires de 1892 et 1909 qui autoriseraient le port féminin du pantalon … si la femme tient par la main un guidon de bicyclette ou les rênes d’un cheval, phrase citée par les propositions déposées à l’Assemblée nationale et le Sénat. Toutes les recherches entreprises par Christine Bard sont demeurées vaines (p. 198) ; John Grand-Carteret ( La Femme en culotte, 1899), spécialiste de cette époque, les aurait mentionnées si elle existaient, affirme-t-elle.
Commentaire du Nouvel Observateur :
Annexe 1 – Ordonnance de la préfecture de Police du 16 brumaire An IX
« Le Préfet de Police, informé que beaucoup de femmes se travestissent, et persuadé qu’aucune d’elles ne quitte les habits de son sexe que pour cause de santé ;
Considérant que les femmes travesties sont exposées à une infinité de désagréments, et même aux méprises des agents de la police, si elles ne sont pas munies d’une autorisation spéciale qu’elles puissent représenter au besoin ;
Considérant que cette autorisation doit être uniforme, et que, jusqu’à ce jour, des permissions différentes ont été accordées par diverses autorités ;
Considérant, enfin, que toute femme qui, après la publication de la présente ordonnance, s’habillerait en homme, sans avoir rempli les formalités prescrites, donnerait lieu de croire qu’elle aurait l’intention coupable d’abuser de son travestissement,
Ordonne ce qui suit :
1 – Toutes les permissions de travestissement accordées jusqu’à ce jour, par les sous-préfets ou les maires du département de la Seine, et les maires des communes de Saint-Cloud, Sèvres et Meudon, et même celles accordées à la préfecture de police, sont et demeurent annulées.
2 – Toute femme, désirant s’habiller en homme, devra se présenter à la Préfecture de Police pour en obtenir l’autorisation.
3 – Cette autorisation ne sera donnée que sur le certificat d’un officier de santé, dont la signature sera dûment légalisée, et en outre, sur l’attestation des maires ou commissaires de police, portant les nom et prénoms, profession et demeure de la requérante.
4 – Toute femme trouvée travestie, qui ne se sera pas conformée aux dispositions des articles précédents, sera arrêtée et conduite à la préfecture de police.
5 – La présente ordonnance sera imprimée, affichée dans toute l’étendue du département de la Seine et dans les communes de Saint-Cloud, Sèvres et Meudon, et envoyée au général commandant les 15e et 17e divisions militaires, au général commandant d’armes de la place de Paris, aux capitaines de la gendarmerie dans les départements de la Seine et de Seine et Oise, aux maires, aux commissaires de police et aux officiers de paix, pour que chacun, en ce qui le concerne, en assure l’exécution. »
Annexe 2 – Arrêté du 12 messidor An VIII

Annexe 3 – Dépêche de l’AFP
