La course de vélocipèdes du Pré Catelan du 24 mai 1868 a-t-elle eu lieu ?
Après sa cession par l’État à la Ville de Paris en 1852 par Napoléon III, le bois de Boulogne avait été remarquablement aménagé. Et au coeur de celui-ci, à proximité de la Cascade, a été créé en 1856 le jardin du Pré Catelan qui sera qualifié de Éden ou de corbeille de Fleurs du Bois de Boulogne. Sa concession prévoyait initialement un parc d’attraction payant avant d’être reprise par la ville en 1861 ; puis le jardin fut relancé en 1866 par son nouveau directeur, Théobald de Saint-Félix.
Avec l’essor du vélocipède au cours de l’été 1867, le bois était devenu, un lieu de promenade apprécié des vélocipédeurs parisiens. C’était le cas en particulier des habitués du gymnase Triat de l’avenue Montaigne : Tous les matins, au bois de Boulogne, plusieurs de nos élégants et même de nos élégantes s’évertuent à qui mieux mieux sur des vélocipèdes. Des courses plus ou moins improvisées ont aussi été évoquées par la presse à plusieurs reprises au cours de cet été, au Cercle des Patineurs ou près de la Cascade : De neuf à onze heures du matin l’espace de la Cascade est fréquentée par les amateurs et les spectateurs de ces courses. Les participants, dont beaucoup étaient membres du Jockey Club, venaient de la très haute société dont les hôtels particuliers bordaient le bois. L’année se termina avec la course de Paris à Versailles du 8 décembre.
Puis, en 1868, la France succomba à la vélocipédomanie et les courses se multiplièrent à Paris et en province. La presse anglaise en cita une, pas encore identifiée, qui aurait eu lieu en février près de Paris ; puis d’autres sont signalées à Paris même et dans le Sud de la France, à Hyères et La Réole, les 13 avril et 21 mai. Enfin, une demi-douzaine d’articles évoquèrent au printemps 1868 une course de vélocipèdes au Pré Catelan. Le Petit Journal, quotidien qui tirait à 300 000 exemplaires, annonce le 14 mai une compétition pour le 24 mai ; l’article sera repris dans le journal d’Alexandre Dumas D’Artagnan daté du 16 mai. Et L’Univers Illustré publiera le 6 juin un dessin de Jules Pelcoq légendé UNE COURSE DE VELOCIPEDES, AU PRE CATELAN. Cette première représentation d’un groupe de vélocipédistes montre des hommes habillés en tenue de ville et paraissant décontractés, comme dans une parade et non une compétition. C’est ce que confirme l’article intitulé Le Vélocipède et signé R. Bryon, pseudonyme du directeur de la revue Théodore de Langeac, en invitant le lecteur à se reporter à la gravure de ce numéro qui représente les ébats d’un groupe de jeunes adeptes… Le nom course dans la légende est donc à prendre dans le sens de balade. De plus,il n’y a aucune précision de datedans la revue.
Alors, cette compétition du 24 mai annoncée dans la presse a-t-elle eu lieu ?
Plusieurs éléments le laisseraient à penser. D’une part, L’Univers Illustré a évoqué des courses pour lesquelles l’administration a fait élever une tribune de départ et qui seraient dotées du prix inouï de cinq mille francs. D’autre part, Pierre Véron déclare dans sa chronique hebdomadaire publiée dans Le Monde Illustré du 23 mai : je ne vois guère de vraiment neuf que des courses de vélocipèdes, mais sans précision, ni de date, ni de lieu. Enfin, un article publié le 31 mai 1868 dans Le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche assure que la course a eu lieu le 24 mai.
Mais ce dernier article ne constitue pas une preuve irréfragable car il pourrait être une simple reprise de celui du Petit Journal du 14 mai, les informations étant les mêmes à l’exception de celle, déjà diffusée à plusieurs reprises en décembre 1867, du lancement d’une feuille consacrée au vélocipède. Et la direction du quotidien de Valence n’aurait pas été avertie de la suppression de la course : peu avant, l’auteur parisien de la Note sur le vélocipède Michaux publiée en avril 1868 avait affirmé l’existence d’une course à Cannes en mars alors que celle-ci avait été supprimée le jour du départ. Et surtout, la presse des jours suivant le 24 mai, en dehors de l’article publié à Valence, ne signalera pas cette course alors qu’Eugène Paz, président annoncé de la course du Pré Catelan, commentera longuement dans Le Petit Journal celle de Saint-Cloud qui se tiendra le dimanche suivant. Ne sont donc connus ni le lieu précis de la compétition, ni la longueur de son trajet, ni le temps mis par les participants, ni le nom des vainqueurs. Non seulement on ne peut pas affirmer qu’il y ait eu une compétition de vélocipèdes au Pré Catelan le 24 mai, voire à d’autres dates proches, mais encore l’analyse de la presse remet en cause l’existence même d’un rassemblement vélocipédique, comme l’a suggéré David Herlihy. La suppression de la course prévue pourrait s’expliquer par l’interdiction du vélocipède dans le Bois de Boulogne l’après-midi par ordre supérieur annoncée par Le Figaro du 28 mai. Cette mesure aurait été ordonnéepar le conservateur du bois de Boulogne Auguste Pissot ; le directeur du Pré Catelan, Théobald de Saint-Félix, la dénoncera vivement, à moins que ce fût pour l’interdiction de 1869 signalée par Le Vélocipède Illustré du 13 avril 1869, dans un ouvrage La Comédie des hommes et des chiffres au Bois de Boulogne publié en avril 1870 : Les gardes fondent sur les vélocipédistes, font la chasse aux pères de famille et à leurs enfants, arrêtant les uns, dressant des procès verbaux contre les autres, et ce jeu révoltant se dénoue devant la police correctionnelle, après avoir porté l’atteinte la plus grave à notre exploitation (p. 37)… Les conséquences sont certainement désastreuses pour le Pré catelan, cette magnifique partie du bois que vainement le conservateur Pissot a voulu transformer en thébaïde (p. 56). Cette mesure aurait été prise pour prévenir les accidents, selon La Semaine des familles du 13 juin 1868, ce que confirmera une note de Pissot datée du 5 mars 1869. Mais il y avait aussi un différent opposant Pissot et de Saint-Félix, lequel pourrait refléter deux modes de pensée opposés : le premier était proche du très aristocratique Cercle des Patineurs alors que le second avait des idées plus égalitaristes et était proche du républicain Nadar. Théobald de Saint-Félix était par ailleurs un chaleureux partisan des nouveautés techniques, comme le ballon ou le vélocipède qu’il décrira ainsi dans son livre : ce cheval de bois et de fer, qui ne consomme ni houille, ni avoine, qui ne ruinera jamais son propriétaire par ses dépenses journalières, tout en lui rendant de précieux services… Il prêtera en mai 1868 un chalet du Pré Catelan au Véloce-club qui y aurait établi son siège. Etce cercle est probablement alors dirigé par les frères Olivier issus de la bourgeoisie industrielle et saint-simonienne. Mais leurs noms n’apparaissent jamais. La publication du dessin de Jules Pelcoq dans L’Univers Illustré pourrait en fait être une réponse à l’interdiction impopulaire de Pissot.
Même si l’existence de la course du 24 mai est remise en question, le Pré Catelan restera un lieu propice au développement du vélocipède grâce à son directeur : selon Keizo Kobayashi, neuf courses de vélocipèdes s’y tiendront en 1969. Les participants rouleront sur la même piste que celle du dessin de Jules Pelcoq, longue de 850 mètres, une des meilleures qu’on puisse choisir, selon Le Vélocipède Illustré du 6 mai 1869. Elles seront suivies des Fêtes de la Vélocipédie qui précéderont le départ du Paris-Rouen en novembre 1869. Mais ces courses semblent réservées aux hommes, les demandes d’admission aux courses des demoiselles ayant été éliminées, selon L’Univers Illustré, probablement en raison du fait qu’elles provenaient de demi-mondaines. Pourtant, les femmes à vélocipède étaient très présentes au bois de Boulogne : Nous sommes tous à même de voir chaque jour du côté de la porte Maillot un essaim de blondes — elles doivent être américaines — qui, ivres de sport, organisent des paris et joutent ensemble, selon Charles Yriarte (Le Monde illustré, 7 mars 1868).
Et depuis 150 ans, un peu grâce au Pré Catelan, le bois de Boulogne est le lieu de promenade à bicyclette de prédilection des Parisiens.
Voir aussi le texte illustré à ce lien :